IN MEMORIAM - Carol Bolander Fries

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C.V. d'une autre manière        

Je naissais dans la plus grande ville du monde.
Mon premier souvenir, "conscient", date du jour où nous en partîmes.
C'est un souvenir lumineux, chaud, odorant - merveilleux. Je joue, assise au soleil, dans un sentiment de sécurité totale ; comme protégée d'un icône de lumière ; le bois du pont est doux et présent sous mes jambes nues. 
J'ai 3 ans. 
Ma mère dit : "Regardez les enfants, regardez les gratte-ciels - pour en garder le souvenir". Le bateau s'éloigne. Nous quittons New-York.

 

Mon deuxième souvenir est d'un environnement plein de neige - c'est excitant. Mais chose étonnante:
les autres enfants ne comprennent pas ce que nous disons. Comment? Y a-t-il plusieurs manières de parler?
Nous quittons la Suède pour Londres. C'est curieux : ici aussi, les enfants ne nous comprennent pas.
Mais ça ne dure pas longtemps, cette fois-ci.
Nous allons dans une école anglaise. Mademoiselle nous apprend à jouer au loto - en français. Je finis par comprendre : il y a plusieurs manières de parler - surtout que ma meilleure amie s'appelle Wasna et est siamoise. Et l'amie de ma soeur aînée est japonaise ; elle repart pour les vacances chez elle. A Tokyo. Où est-ce?
Ainsi nous apprenons la géographie vivante.
J'écris à une compagnie de navigation pour suivre un de leurs bateaux, qui va chercher du coton à Bombay. Je plante son drapeau sur la carte du monde, au fur et à mesure de son avancée. J'ai 6 ans. Le monde est fascinant, mais tangible.

Mon premier souvenir de surprise-déception date de mes 5 ans. A l'école, on nous a demandé de faire le portrait de notre jouet favori. Je peins mon ours que j'ai rapporté de New-York ; il est lilas et jaune. La maitresse a organisé une exposition dans la classe.... Personne ne reconnait mon ours, même pas mes parents. "Ce n'est pas ressemblant !".
Il y a plusieurs manières de parler, mais y a-t-il plusieurs manières de voir? Peu de temps après, on m'amène dans une grande exposition- du surréalisme. Un très grand tableau me fait une énorme impression : c'est jaune et rouge. Le peintre s'appelle Sutherland.

Chaque week-end on nous emmène à la mer, pour respirer l'air pur et hurler notre énergie à pleins poumons devant l'étendue infinie.

L'été, nous allons en Suède chez les grands-parents. En bateau. En approchant de la côte, le changement de la nature est saisissant : pas de maisons, pas d'arbres, seulement des rochers gris qui surgissent de la mer comme des baleines préhistoriques. La lumière est différente, des fleurs sauvages poussent partout, les nuits ne sont pas sombres, nous courons pieds-nus, et donnons du lait à Selma, la couleuvre, qui surgit près de la cuisine tous les soirs.
Mon oncle m'emmène à la pêche. Au bout du lac, il me montre un escalier de saumons - l'endroit est mystérieux, l'eau chante et la lumière du soleil joue entre les feuilles et les branches. Ai-je vu un saumon sauter?
Il y a 80km de forêt à la ronde ; nous les parcourons à pied ou à cheval, avec boussole et carte. Parfois, on rencontre des animaux sauvages, des biches ou des élans ; des étangs étincelants, des champs de girolles, des personnes âgées qui connaissent encore les contes et légendes, les pierres runiques, les coutumes du passé. Nous n'avons pas de "distractions". Nous vivons heureux.
C'est promis : nous passerons le bac en Suède. Le professeur de dessin est extraordinaire. Mais les études doivent être "sérieuses" : langues slaves à Prague, Français à Grenoble, histoire de l'art à Londres, pour finir à Courtault Institute of Art, avec Gombrich et Sir Kenneth Clark comme professeurs; avec "le fumeur de pipe de Cézanne dans le bureau du directeur, un Utrillo et un Vlaminck dans la salle de conférences ; des dessins de Van Gogh dans l'escalier des étudiants.
Un jour de neige, je me marie à Stockholm et déménage à Paris. Je cours musées et expositions, écris des articles -sur la mode, sur les papiers découpés de Matisse- interviewe François Mauriac, prix Nobel, travaille à l'express, participe au montage du premier sapin de Noël à Paris sur le parvis de Notre Dame. Nous habitons encore à Bonn et Bruxelles, j'ai 3 enfants. Je filme avec acharnement. Ce qui est petit, ce qui passe presque inaperçu : les doigts d'un enfant, l'entrée d'une abeille dans une fleur, une fenêtre, le dos d'un homme qui attend, l'écorce d'un arbre.
Un jour je me casse la jambe. Arrêtée 5 mois, je reprends pinceaux et crayons. Je ne les ai plus reposés depuis. A Paris, un soir, je me rends compte que je maudis mes concitoyens, et que je passe près de 3 heures par jour dans ma voiture à ça. La vie est trop courte pour cela.
Par hasard, je rencontre le LIEU que j'ai cherché toute ma vie, une vieille ferme entourée de grands chênes. Quand enfin j'ai les clefs dans mes mains, je m'assieds face à la maison et lui raconte ma vie. Jusqu'au moment où elle semble m'accepter. J'ose entrer, apprendre une nouvelle vie.
De la source de ma vie, des images surgissent, des constats, des bonheurs, des instants de lumière, des tragédies : j'y pêche, j'y puise. La plénitude est grande lorsque subitement l'intensité d'un instant fugace se laisse saisir.
Je vous transmets ce bonheur, très humblement.

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